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Juillet 2001

Le pont de Mitrovica, monument dédié à l'avenir d'une cité

      

Pont Ouest de Mitrovica en 1999...

 

... en 2000 ...

     

...  en 2001 ...

Tous droits réservés - Eric Lorio

Tout au long de l’année dernière, Pierre Lottici a été comme un élément permanent de la structure du pont de Mitrovica. Qu’il pleuve ou qu’il vente on le trouvait invariablement sur le tablier troué de nids de poule, dirigeant son équipe d’ouvriers entre les rouleaux de barbelés et les soldats, pour tenter de relier les deux rives de cette ville divisée. C’est son entreprise, Freyssinet, qui avait obtenu le contrat de reconstruction du pont. En tant que chef de projet, Lottici a su dès le début que ce ne serait pas un chantier comme les autres. Le contrat stipulait que Freyssinet devait employer une main d’œuvre multiethnique pour la reconstruction du pont. C’est en septembre dernier que l’on a sélectionné les employés, un Albanais pour un Serbe.

Suspendu au dessus de l’Ibar pendant près de quatre saisons, Lottici ne s’est pas seulement soucié d’ingénierie, de matériaux de construction et de météorologie. Il lui fallait imaginer comment arriver à faire travailler ensemble ses 61 employés kosovars.

En y repensant, il affirme que cela a été une incroyable expérience humaine.

"A coup sûr, ça n’a pas été facile au début", se rappelle Lottici."La question était : Comment faire travailler ensemble des gens qui se combattaient encore récemment ? Mais ils l’ont fait. Nous devions nous appuyer sur des gens au caractère affirmé – aussi bien les Albanais que les Serbes – pour faire le travail. Et nous l’avons fait. Nous l’avons commencé ensemble et nous l’avons terminé ensemble. Ça a été beaucoup plus qu’un chantier de construction."

L’idée de tenter de retisser les liens entre les communautés serbe et albanaise de Mitrovica, par le biais de la reconstruction, était d’abord celle de Bernard Kouchner, le premier administrateur de la Mission des Nations Unies au Kosovo.

"A l’époque où il nous a présenté cette idée, nous nous demandions s’il fallait le faire ou non"se souvient Patrick Auffret, co-chef du département de l’Equipement et des Transports, ce département de la JIAS qui a supervisé le contrat de reconstruction."Et nous avons décidé de prendre le risque. Je pense qu’aujourd’hui Kouchner peut être fier de ce qui a été fait."

Evidemment personne ne se fait d'illusions. La situation est trop tendue à Mitrovica pour qu’on ouvre complètement le pont, et pour la plupart des travailleurs, ce sont les 1000 DEM par mois de salaire qui les ont motivés à le reconstruire ensemble. Mais tout le monde s’accorde à reconnaître que le travail a bien marché et qu’il n’y a jamais eu de problème entre travailleurs sur le pont. Pour Lottici, les perturbations sont venues de l’extérieur.

"Après les émeutes de février, il m’a fallu me battre pour faire avancer les choses. Nos travailleurs serbes ne pouvaient même pas venir travailler. Alors j’ai traversé et je suis allé dire à ces types qui les bloquaient, les Gardiens du pont, je leur ai dit : écoutez, nous avons du travail à faire et nous avons besoin de nos gens. Et quelques jours plus tard ils étaient de nouveau au travail."

Sasha, un réfugié de Gjilane, affirme que le pont l’aide à financer ses études de médecine. "C’est vrai, dit-il, nous sommes là pour l’argent. Mais si au début notre relation est en quelque sorte professionnelle, si nous nous rassemblons pour gagner notre vie… bon, ensuite, quand nous aurons une meilleure économie, plus personne ne parlera de politique. Ainsi peut être, de cette manière, quelque chose pourrait commencer à changer."

Peut être quelque chose a déjà changé. Les nouvelles arches métalliques du pont, se dressent, majestueuses, aériennes, devant les vertes collines environnantes, et ses larges esplanades invitent les passants. Le soir, en parfaite contradiction avec les dures pensées du jour, des groupes de Serbes se réunissent sur la rive nord pour admirer le pont, éclairé sur fond de ciel nocturne.

 

Micha, un ingénieur serbe, responsable du site, dit qu’au début il ne comprenait pas cette focalisation sur la beauté." Je me disais que nous n’avions pas besoin de ces arches. A quoi ça sert ? Mais maintenant je vois leur beauté et comment le pont élève l’esprit des gens. Les Français ont eu raison de vouloir construire quelque chose de beau – c’est très important".

C’est le genre de réaction qu’espérait Eric Grenier, l’architecte du pont."Mitrovica, comme n’importe quelle ville, mérite un beau monument. L’idée était de construire un monument entre les deux parties, un monument que l’on puisse voir et utiliser. Pour le moment il n’est que visible. Mais je sais qu’il pourrait être ouvert. Il pourrait aussi être détérioré. Cela dépend d’eux…"

Ymer, qui a été l’interprète des travailleurs albanais depuis le début de la construction, affirme que le pont a rapproché les gens. "C’était une bonne coopération entre les gens. Quand les Serbes ne parvenaient pas à faire quelque chose, les Albanais les aidaient et réciproquement. C’est vrai, ils ne pouvaient prendre leur déjeuner ensemble, parcequ’aucun ne pouvait passer sur la rive opposée. C’était essentiellement une relation de travail, mais c’était un pas vers la réintégration. Je suis sûr qu’un jour ça arrivera".

Fin juin, le nouveau pont de Mitrovica – trois millions de deutschmarks – a été remis à la ville de Mitrovica. Ce fut l’occasion d’un déjeuner offert aux travailleurs et à leurs familles, sous le pont à cause de la pluie battante. Après cette réception, chacun retourna chez soi – sur les rives opposées du fleuve.

Aujourd’hui le pont de Mitrovica apparaît comme un symbole d’espoir pour l’avenir.