Mai 1999

Carnage à Vucitrn : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre.

Des réfugiés albanais du Kosovo rapportent que les forces serbes ont séparé de force, puis exécuté sommairement des dizaines d'hommes d'origine albanaise qui voyageaient avec un convoi de réfugiés près de la ville de Vucitrn (Vushtri en albanais) les 2 et 3 mai. Le nombre total de morts serait supérieur à 100.

    

Traduit par Emmanuelle Rivière

Publié dans la presse : 20 mai 1999

Retrouvez cet article sur la Toile : [ www.balkans.eu.org ]
© 2003 Tous droits réservés Le Courrier des Balkans    

     

Dans la presse : [ autres articles ]

  

 

Des chercheurs mandatés par Human Rights Watch ont questionné la semaine dernière 6 Albanais du Kosovo de la région de Vucitrn réfugiés dans le camp de Kukes. Les témoins, interrogés séparément, ont offert des rapports concordants sur la façon dont la police serbe et les paramilitaires ont séparé les hommes d'origine albanaise d'un convoi de personnes déplacées à l'intérieur du pays, et ont exigé de l'argent, puis ont tué une partie des hommes qu'ils avaient fait sortir du convoi.

Selon toutes les personnes interrogées, les forces serbes ont obligé les Albanais de Vucitrn et des villages avoisinants à quitter leurs maisons à la fin du mois de mars et au début du mois d'avril. Même si certains Albana is sont parvenus à rester au même endroit jusqu'au 2 mai, d'autres se sont vus obligés de déménager plusieurs fois du fait des attaques incessantes des forces serbes perpétrées soit à l'aide d'armes légères, soit par des bombardements. Au final, de nombreuses personnes déplacées ont fini dans plusieurs villages du nord-est de Vucitrn, par exemple Bajgore, Vesekovce, Kurillove et Sllakovce (en albanais), dont la population a donc fortement augmenté. Plusieurs personnes racontent avoir accueilli près de 100 personnes dans leur maison, alors que d'autres étaient obligées de dormir à la belle étoile.

La région de rassemblement des réfugiés se trouvait principalement sous le contrôle de l'Armée de libération du Kosovo (UCK). Toutefois, au déb ut du mois de mai, les forces serbes et yougoslaves ont lancé une offensive et bombardé plusieurs villages de la région voisine de Bajgore. Le 2 mai, les forces gouvernementales auraient percé la ligne de front de l'UCK près de Bajgore, forçant ceux qui s'abritaient derrière à fuir. Un convoi de réfugi és est parti vers les villages de Sllakovce et de Ceceli, où d'autres personnes d'origine albanaise les ont rejoints afin d'y trouver refuge. Le convoi se composait à ce moment là de plusieurs centaines de véhicules et de 3.000 à 5.000 réfugiés, selon les témoins, et s'étendait sur toute la longueur de la route jusqu'au village de Studime e Eperme (en albanais). Les forces yougoslaves auraient suivi les réfugiés dans leurs déplacements, brûlant de nombreuses maisons à Sllakovce et à Ceceli.

Des témoins rapportent à Human Rights Watch qu'ils s'étaient arrêt és à Studime e Eperme pour se restaurer et discuter de leurs plans. Les forces armées yougoslaves étaient en poste dans un hangar à Studime e Poshtme (en albanais), village que les réfugiés devaient traverser pour aller à Vucitrn. S.A., une femme de 30 ans de Novosella e Begut (en albanais), qui était assise sur le premier tracteur du convoi, raconte à Human Rights Watch ce qui s'est passé vers 20 heures le 2 mai.

"Nous avions décidé d'attacher un mouchoir blanc à notre tracteur, pou r montrer que nous voulions nous rendre. Mais avant notre arrivée à Studime e Posh me, ils ont commencé à nous tirer dessus et à nous envoyer des bombes. C'éta it horrible. J'ai pris un matelas pour protéger mes enfants, et nous avons continué notre route vers Studime e Poshme. Quand nous sommes arrivés au hangar, nous avons vu une rangée de soldats sur la gauche de la route. Ils nous ont arrêtés, et nous ont dit de sortir de nos tracteurs, et de mettre no s mains derrière nos têtes, puis de nous asseoir sur la route. Les soldats ont commencé à nous insulter, ils se promenaient parmi nous, nous donnant des coups de pied et frappant certains d'entre nous. Une femme a été battue pour la simple raison que son enfant pleurait."

Les soldats ont ensuite été rejoints, entre 20 heures 30 et 21 heures, par des policiers et des paramilitaires entre 8 heures et demiet 9 heures, et ont circulé de tracteur en tracteur le long du convoi, insultant et menaçant les réfugiés. Les soldats en provenance de Sllakovce et de Ceceli avaient alors également atteint le convoi. K.B., un Albanais de 34 ans de Vucitrn, témoigne pour Human Rights Watch :

"Lorsque [la police et les paramilitaires] sont arrivés au niveau du convoi où je me trouvais, ils ont demandé à mon frère où était son uniforme de l'UCK et ses armes. Mon frère a répondu qu'ils n'avait rien de tout ça parce qu'il ne faisait pas partie de l'UCK. Ils l'ont alors frappé avec la crosse de leur fusil, après quoi ils sont venus vers moiet m'ont ordonné de descendre de la charrette. Quand je suis descendu, l'homme m'a frappé à la joue, au front et à la bouche avec son fusil, cassant l'une de mes dents. Puis ils m'ont plant é une baïonnette dans le corps, et ont déchiré un morceau de mon oreille. Ils m'ont ensuite pris par le coude, le revolver dans le dos, et m'ont tiré sur environ 20 mètres. Ils m'ont poussé vers un petit ruisseau dans lequel je suis tombé, voulant l'enjamber. Lorsque je me suis relevé, ils m'ont frappé 4 fois derrière la tête avec un revolver, et une fois dans les côtes. Un docteur a plus tard diagnostiqué qu'ils m'avaient cassé une côte. Je suis tombé une nouvelle fois, et suis resté couché 2 minutes, puis je me suis relevé et suis retourn é vers le tracteur."

Human Rights Watch a inspecté et photographié les blessures de K.B. lors de la rencontre à Kukes, en Albanie. Le haut de son oreille gauche est déchir é, mais a été recousu par un docteur dans l'un des camps de réfugiés, et sa dent de devant droite est cassée.

Pour d'autres, ce fut encore pire : Zeqir Aliu, un homme de 40 ans originaire de Novosella, raconte ce qui est arrivé à sa famille.

"Vers 21 heures, les paramilitaires et l'armée sont venus nous arrêter. Je ne voyais aucun d'entre eux clairement, il faisait déjà nuit. Ils nous ont volés notre argent et nos bijoux. Puis deux paramilitaires masqués notamment par des bandanas ont attrapé mon oncle, Remzi Aliu (54 ans) et mon neveu, Ramadan Aliu (38 ans). Ils leur ont demandé de l'argent. Ils les ont éloignés de 30 mètres, et les ont descendus par de rapides coups de feu avec leurs armes automatiques. Ensuite, ils ont attrapé Hajrula Aliu et son épouse, mais ceux-ci leur ont offert 500 marks pour qu'ils ne les tuent pas..."

B.A., un jeune homme de 19 ans originaire de Studime e Eterme, raconte une histoire semblable :

"Lorsque [les soldats de Ceceli] sont arrivés vers nous, un soldat serbe a attrapé mon frère de 27 ans par le coude et l'a emmené à environ 3 mètres du tracteur. Ils lui ont demandé de l'argent, à la suite de quoi ils lui ont tiré dans le dos. Au même moment, ils ont pris mon oncle, lui ont tiré dessus et l'ont frappé : il est tombé par terre. Nous voyions ces deux corps étal és par terre, et pensions qu'ils étaient morts tous les deux. Ils ont ensuite pri s mon père, et tout en le menaçant avec un pistolet sur la gorge, ils lui ont demandé de l'argent. Mon père leur a donné 100 marks, mais ils en exigeaient 1.000. J'ai dit à mon père de les leur donner, et mon père est revenu vers le tracteur et leur a donné 900 marks en plus. Ils ont alors relâché mon père, mais ont aussitôt attrapé mon cousin, et lui ont également demandé de l'argent. Mon père leur a donc fourni 500 marks supplémentaires, et ils ont libéré mon cousin. Après leur départ, nous avons entendu mon oncle m'appeler à l'aide. Au bout de quelques minutes, mon père et mon grand-père sont allés vers luiet l' ont porté jusqu'au tracteur, parce qu'il avait été blessé au bas de la jambe, et ne pouvait pas marcher. Ils ont retourné le corps de mon frère, et ont vu qu'il était mort."

D'autres témoins interrogés par Human Rights Watch racontent comment des hommes qu'ils ne connaissaient pas ont été exécutés devant leurs yeux. Les soldats et les paramilitaires auraient circulé de haut en bas du convoi de tracteurs, harcelant, volant et parfois exécutant les réfugiés. Tous les témoin s racontent avoir entendu des tirs répétés entre environ 21 heures et 22 heures 30, quand les troupes ont quitté le convoi. Au bout d'une heure environ, vers 23 heures 30, des policiers sont arrivés de Vucitrn. Ils ont forcé le convoi de réfugiés à se diriger vers Vucitrn, qu'ils ont atteint vers minuit, le 3 mai.

Plusieurs témoins rapportent qu'ils ont vu plusieurs corps étendus sur l a route parcourue. Le nombre exact de réfugiés exécutés parmi le convoi reste inconnu. Quatre témoins différents prétendent avoir vu respectivement 25, 30, 70, voire même "plus d'une centaine" de morts.

Ces chiffres variables s'expliquent peut-être par le fait que les témoin s étaient situés à des endroits différents du convoi, par conséquent ceux qui se trouvaient vers le début ont vu moins de choses que ceux qui se trouvaient en fin de queue. Aucun des témoins interrogés par Human Rights Watch ne se trouvait tout à la fin du cortège, et donc le nombre d'hommes exécut és pourrait être encore plus élevé que celui dont parlent les témoins.

A Vucitrn, les réfugiés ont été dirigés directement vers une coopérative agricole près du motel Vicianum, où ils ont passé la nuit assis à l'intérieur d'un terrain délimité par des barrières, et gardé par la police et quelques soldats. Des témoins rapportent à Human Rights Watch y avoir vu plusieurs milliers de réfugiés, et racontent que l'endroit était tellement peuplé qu'il était impossible de croiser les jambes, sans parler de dormir. Selon les témoins, les gardes ont circulé parmi les réfugiés toute la nuit, contrôlant leur papiers, et parfois même frappant certaines personnes.

A un moment entre 8 heures et 10 heures le lendemain (3 mai), une trentaine de policiers a pénétré sur le terrain. Deux témoins différents ont identifié la personne de Dragan Petrovic, le chef de la police de Vucitrn, en tant qu'agent responsable des opérations, et un troisième témoin a aussi reconnu le chef de la police de Vucitrn sans toutefois pouvoir le nommer.

La police a ordonné aux hommes âgés entre 18 et 60 ans de se séparer des femmes, des enfants et des personnes âgées. Les policiers ont vérifi é les papiers d'identité des 500 ou 600 hommes qu'ils avaient isolés. A l'intérieur de ce groupe, tous les conducteurs de tracteurs ont été autorisés à rejoindre leurs familles, soit environ 200 hommes.

Un grand camion est arrivé, selon des témoins, a emporté 50 ou 60 hommes parmi ceux qui restaient, et les a emmenés vers Kosovska Mitrovica. Environ 10 à 20 minutes plus tard, le camion est revenu vide et a ramassé un nouveau groupe d'hommes, pour partir dans la même direction. Des témoins rapportent que le camion est revenu ramasser des hommes au moins 8 fois de suite.

Pendant ce temps là, on a ordonné aux conducteurs de tracteurs de faire monter leurs familles dans leurs véhicules et de partir vers Kosovska Mitrovica. Ceux qui faisaient partie des premiers à quitter le terrain qui leur avait ét é alloué ont signalé à Human Rights Watch qu'à leur départ, ils avaient vu le camion utilisé pour transporter les hommes garé à l'extérieur de la prison de Smrekonica. Les témoins prétendent y avoir vu plusieurs de ces hommes enlevés de la coopérative agricole de Vucitrn, y compris certains membres de leurs propres familles.

Un autre témoin (qui n'était pas dans le convoi de Vucitrn) prétend également avoir vu des Albanais du Kosovo à l'intérieur et autour de la prison de Smrekonica le 3 mai. Un homme de 38 ans originaire de Bajgore, interrogé également dans le camp de Kukes, raconte être arrivé à Smrekonica le matin du 2 mai à pied avec un groupe d'environ 3.000 villageois de la région de Bajgore. Vers 17 heures, la police est arrivée dans la maison de son oncle, où il se cachait, et lui a ordonné de rejoindre le reste du groupe dans la cour d'école de Smrekonica, qui borde la prison. S.B. raconte à Human Rights Watch qu'il a vu plusieurs milliers d'hommes séquestrés dans la prison - reste à savoir comment il a pu atteindre un tel chiffre, ou si le témoin a vraiment vu ces hommes dans la prison, et non pas autour de la prison. Le témoin raconte aussi qu'environ 300 hommes parmi ceux qui se trouvaient avec lui dans la cour d'école ont été emmenés dans la prison. Plusieurs hommes étaient libérés de prison toutes les heures, et tous auraient été battus.

Le convoien provenance de Vucitrn a voyagé sous escorte policière via Smrekonica, en direction de Kosovska Mitrovica, puis seul par Srbica, Pec et Klina, où les réfugiés ont passé la nuit. A partir de Klina, le convoi a pris une route plus petite en direction du sud, passant par Kramavile et Gegje (en albanais), en direction de la route principale qui mène à Prizren et vers le poste frontière albanais de Morina, qu'ils ont passé le 4 mai.

Selon les témoins interrogés en Albanie, et dont les parents de sexe masculin ont été séquestrés à Vucitrn, aucun des membres de leurs familles n'était arrivé en Albanie au cours des deux dernières semaines. Les témoins on t exprimé leurs craintes de ne jamais revoir leur famille.