Les Albanais pensent que cette condamnation est
politiquement motivée, et qu'elle portera tort aux possibilités de réconciliation entre
les Serbes et les Albanais.
Les juges
internationaux ont condamné à dix-sept années de prison l'ancien commandant de l'UCK
Rrustem Mustafa, alias commandant Remi, pour avoir ordonné le meurtre de cinq Albanais du
Kosovo, soupçonnés de collaboration avec les Serbes et pour « ne pas avoir
empêché les emprisonnements illégaux » dans la région de Lap, au nord du Kosovo,
en 1998 et 1999.
Naziv Mehmeti
a également été condamné à 13 années de prison, Latif Gashi à 10 ans et Naim Kadriu
à cinq ans.
La plus
ancienne ONG albanaise pour les droits de l'homme, le Conseil des Droits de l'Homme et de
la Liberté, voit dans ces condamnations « une tentative de la MINUK de criminaliser
le combat de l'UCK pour la liberté et de mettre sur le même plan lutte de libération et
autodéfense des Albanais du Kosovo d'un côté, et de l'autre la guerre génocidaire et
d'occupation destructrice des Serbes ».
De nombreuses
actions d'extrémistes à Pristina et à Podujevo, depuis le jugement, ont donné
l'impression que les tribunaux internationaux du Kosovo n'apparaissent pas comme des
garants de la justice et de la loi.
Pourquoi
personne au Kosovo ne soutient-il l'action des juges internationaux, et pourquoi la
majorité dénonce-t-elle les procès d'anciens membres de l'UCK, coupables de crimes de
guerre ?
Avant de
répondre sur ce point, il faut dire à nouveau que les forces serbes sont responsables de
crimes de guerre brutaux et de grande ampleur. Voilà pourquoi le tribunal de La Haye a
condamné plusieurs responsables serbes de haut niveau.
L'ancien
Président yougoslave Slobodan Milosevic a été le premier, suivi par l'ancien chef
d'état-major, le général Dragoljub Ojdanic, l'ancien vice-Premier ministre fédéral,
Nikola Sainovic, et l'ancien Président serbe, Milan Milutinovic. Ils ont tous été
accusés individuellement et pour leur responsabilité de commandement.
Les crimes
serbes commis au Kosovo ont été abordés au cours du procès de Slobodan Milosevic,
même s'il faudra des années pour rendre compte de ces atrocités.
Les Albanais
ne s'indignent pas quand le tribunal fait un procès pour crimes de guerre commis contre
des Albanais. Ils ont aussi raison de penser que la justice ne sera pas seulement rendue
par le tribunal.
Quand des
éléments de la police spéciale et des unités de l'armée ayant commis des crimes de
guerre au Kosovo seront jugés en Serbie, on pourra dire que la loi existe dans ce pays,
et que Belgrade accepte la responsabilité des atrocités commises sous Milosevic.
En vérité de
tels procès n'ont pas eu lieu en Serbie, alors que ceux dont on dit qu'ils ont ordonné
ces crimes et qu'ils les ont commis ont un rang moins élevé que les accusés de La Haye
et seraient donc à la disposition des tribunaux locaux.
Au Kosovo,
même si se tiennent des procès de Serbes ayant commis des crimes de guerre, l'opinion
publique albanaise demeure mécontente de la façon dont les juges internationaux rendent
la justice.
Au cur
du mécontentement des Albanais, il y a l'idée bien ancrée qu'ils ont été les victimes
et qu'on ne peut pas dire cela des civils serbes, ni des civils albanais ou rroms que
l'UCK soupçonnait de collaboration avec les Serbes.
Au Kosovo,
personne ne parle du meurtre et de la disparition de civils serbes et rroms et de
traîtres albanais suspects durant l'année 1998 ou après l'arrivée des forces
internationales.
Chacun sait
bien que le jour même où l'armée et la police serbes sont sorties du Kosovo et que la
KFOR y est entrée, la chasse a commencé contre les Serbes qui étaient restés dans le
territoire.
Cependant,
personne ne veut en parler. On considérait tous les Serbes comme des criminels. Il était
facile de les arrêter et de les accuser de génocide ou bien de crimes de guerre. Chaque
meurtre serbe se justifiait sous le prétexte que la victime aurait été un
paramilitaire, coupable de génocide. Les Serbes arrêtés étaient condamnés avant que
ne commence leur procès.
Quand la MINUK
a désigné des juges internationaux, beaucoup d'Albanais s'attendaient naturellement à
ce qu'ils condamnent chaque Serbe accusé, pour les crimes commis par les forces serbes.
Les questions
ont commencé à se poser quand les procureurs internationaux se sont mis à revenir sur
les condamnations émises par des juges albanais locaux, comme cela a été le cas pour
Milos Jokic. Accusé de génocide par les procureurs locaux, les juges internationaux
l'ont fait libérer.
Lorsque Sava
Matic, un autre Serbe du Kosovo, a été acquitté, des Albanais ont manifesté devant le
tribunal de Prizren. Ils prenaient la libération d'un Serbe comme signifiant que les
crimes n'avaient jamais eu lieu, et non comme une décision de justice ne s'appliquant
qu'à la culpabilité d'un homme.
De la même
façon, ils pensent que d'autres acquittements de Serbes par les juges internationaux ne
sont pas justes, et montrent que la communauté internationale n'est pas de leur côté.
Sur le fond,
beaucoup pensent réellement que tous les Serbes sont coupables de crimes de guerre.
Voilà pourquoi ils ressentent comme une injustice chaque libération de l'un d'entre eux,
sans tenir compte du fait qu'il y ait ou non des preuve du crime commis.
L 'antipathie
albanaise à l'égard des juges internationaux lors du procès du groupe de Lap traduit
leur conviction que les crimes de guerre ne pouvaient être commis que par des Serbes.
Ce qui
explique pourquoi au Kosovo, personne n'a pris ce jugement comme une leçon importante au
plan de la légalité et de la morale. Leur condamnation a pourtant montré que personne
n'avait le droit de faire justice soi-même, pas même d'anciens soldats de l'UCK, comme
Mustafa, Gashi, Mehmeti et Kadriu.
Leur jugement
est la première mention publique de crimes que chacun au Kosovo connaît, mais préfère
ne pas évoquer, par peur d'une vengeance ou bien parce que l'on pense que les hommes de
l'UCK avaient raison d'abattre des « collabos ».
Le verdict de
la cour internationale présidée par le juge Timothy Clayson a ouvert une fenêtre pour
que les Albanais du Kosovo se réconcilient avec leur passé récent. Regarder le passé
ne peut pas se limiter à voir punis les crimes commis par les Serbes.
De la même
façon qu'il faut que la société serbe prenne conscience des crimes commis par la
police, l'armée, les unités paramilitaires et les civils armés de leur pays, il faut
aussi que la société albanaise accepte de se confronter à sa propre histoire. Son
passé est lui aussi marqué par des crimes commis contre des civils serbes et rroms,
ainsi que par des meurtres et des disparitions d'Albanais accusés de collaboration avec
les Serbes.
La
réconciliation entre les nations ne peut commencer que lorsque chacun reconnaît sa
propre responsabilité, reconnaissant ainsi la dignité humaine des victimes de meurtres
politiques et ethniques. Voilà pourquoi la condamnation du groupe de Lap devrait être
prise comme une aide pour que la société albanaise puisse se retourner sur son passé,
et non comme un obstacle à la réconciliation ethnique. |