Août 2003

Après les procès d'anciens combattants de l'UCK : « les Kosovars doivent eux aussi affronter leurs démons »

L'opinion publique albanaise trouve majoritairement injuste la récente condamnation des membres du « groupe de Lap » de l'ancienne Armée de libération du Kosovo (UCK), pour des crimes de guerre contre des civils albanais. Pourtant, regarder son passé en face ne signifie pas seulement exiger que justice soit rendue pour les crimes commis par les autres.

    

Par Natasa Kandic

Traduit par Pierre DÉRENS

Publié dans la presse : 31 juillet 2003
Mise en ligne sur notre site : 3 août 2003

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Les Albanais pensent que cette condamnation est politiquement motivée, et qu'elle portera tort aux possibilités de réconciliation entre les Serbes et les Albanais.

Les juges internationaux ont condamné à dix-sept années de prison l'ancien commandant de l'UCK Rrustem Mustafa, alias commandant Remi, pour avoir ordonné le meurtre de cinq Albanais du Kosovo, soupçonnés de collaboration avec les Serbes et pour « ne pas avoir empêché les emprisonnements illégaux » dans la région de Lap, au nord du Kosovo, en 1998 et 1999.

Naziv Mehmeti a également été condamné à 13 années de prison, Latif Gashi à 10 ans et Naim Kadriu à cinq ans.

La plus ancienne ONG albanaise pour les droits de l'homme, le Conseil des Droits de l'Homme et de la Liberté, voit dans ces condamnations « une tentative de la MINUK de criminaliser le combat de l'UCK pour la liberté et de mettre sur le même plan lutte de libération et autodéfense des Albanais du Kosovo d'un côté, et de l'autre la guerre génocidaire et d'occupation destructrice des Serbes ».

De nombreuses actions d'extrémistes à Pristina et à Podujevo, depuis le jugement, ont donné l'impression que les tribunaux internationaux du Kosovo n'apparaissent pas comme des garants de la justice et de la loi.

Pourquoi personne au Kosovo ne soutient-il l'action des juges internationaux, et pourquoi la majorité dénonce-t-elle les procès d'anciens membres de l'UCK, coupables de crimes de guerre ?

Avant de répondre sur ce point, il faut dire à nouveau que les forces serbes sont responsables de crimes de guerre brutaux et de grande ampleur. Voilà pourquoi le tribunal de La Haye a condamné plusieurs responsables serbes de haut niveau.

L'ancien Président yougoslave Slobodan Milosevic a été le premier, suivi par l'ancien chef d'état-major, le général Dragoljub Ojdanic, l'ancien vice-Premier ministre fédéral, Nikola Sainovic, et l'ancien Président serbe, Milan Milutinovic. Ils ont tous été accusés individuellement et pour leur responsabilité de commandement.

Les crimes serbes commis au Kosovo ont été abordés au cours du procès de Slobodan Milosevic, même s'il faudra des années pour rendre compte de ces atrocités.

Les Albanais ne s'indignent pas quand le tribunal fait un procès pour crimes de guerre commis contre des Albanais. Ils ont aussi raison de penser que la justice ne sera pas seulement rendue par le tribunal.

Quand des éléments de la police spéciale et des unités de l'armée ayant commis des crimes de guerre au Kosovo seront jugés en Serbie, on pourra dire que la loi existe dans ce pays, et que Belgrade accepte la responsabilité des atrocités commises sous Milosevic.

En vérité de tels procès n'ont pas eu lieu en Serbie, alors que ceux dont on dit qu'ils ont ordonné ces crimes et qu'ils les ont commis ont un rang moins élevé que les accusés de La Haye et seraient donc à la disposition des tribunaux locaux.

Au Kosovo, même si se tiennent des procès de Serbes ayant commis des crimes de guerre, l'opinion publique albanaise demeure mécontente de la façon dont les juges internationaux rendent la justice.

Au cœur du mécontentement des Albanais, il y a l'idée bien ancrée qu'ils ont été les victimes et qu'on ne peut pas dire cela des civils serbes, ni des civils albanais ou rroms que l'UCK soupçonnait de collaboration avec les Serbes.

Au Kosovo, personne ne parle du meurtre et de la disparition de civils serbes et rroms et de traîtres albanais suspects durant l'année 1998 ou après l'arrivée des forces internationales.

Chacun sait bien que le jour même où l'armée et la police serbes sont sorties du Kosovo et que la KFOR y est entrée, la chasse a commencé contre les Serbes qui étaient restés dans le territoire.

Cependant, personne ne veut en parler. On considérait tous les Serbes comme des criminels. Il était facile de les arrêter et de les accuser de génocide ou bien de crimes de guerre. Chaque meurtre serbe se justifiait sous le prétexte que la victime aurait été un paramilitaire, coupable de génocide. Les Serbes arrêtés étaient condamnés avant que ne commence leur procès.

Quand la MINUK a désigné des juges internationaux, beaucoup d'Albanais s'attendaient naturellement à ce qu'ils condamnent chaque Serbe accusé, pour les crimes commis par les forces serbes.

Les questions ont commencé à se poser quand les procureurs internationaux se sont mis à revenir sur les condamnations émises par des juges albanais locaux, comme cela a été le cas pour Milos Jokic. Accusé de génocide par les procureurs locaux, les juges internationaux l'ont fait libérer.

Lorsque Sava Matic, un autre Serbe du Kosovo, a été acquitté, des Albanais ont manifesté devant le tribunal de Prizren. Ils prenaient la libération d'un Serbe comme signifiant que les crimes n'avaient jamais eu lieu, et non comme une décision de justice ne s'appliquant qu'à la culpabilité d'un homme.

De la même façon, ils pensent que d'autres acquittements de Serbes par les juges internationaux ne sont pas justes, et montrent que la communauté internationale n'est pas de leur côté.

Sur le fond, beaucoup pensent réellement que tous les Serbes sont coupables de crimes de guerre. Voilà pourquoi ils ressentent comme une injustice chaque libération de l'un d'entre eux, sans tenir compte du fait qu'il y ait ou non des preuve du crime commis.

L 'antipathie albanaise à l'égard des juges internationaux lors du procès du groupe de Lap traduit leur conviction que les crimes de guerre ne pouvaient être commis que par des Serbes.

Ce qui explique pourquoi au Kosovo, personne n'a pris ce jugement comme une leçon importante au plan de la légalité et de la morale. Leur condamnation a pourtant montré que personne n'avait le droit de faire justice soi-même, pas même d'anciens soldats de l'UCK, comme Mustafa, Gashi, Mehmeti et Kadriu.

Leur jugement est la première mention publique de crimes que chacun au Kosovo connaît, mais préfère ne pas évoquer, par peur d'une vengeance ou bien parce que l'on pense que les hommes de l'UCK avaient raison d'abattre des « collabos ».

Le verdict de la cour internationale présidée par le juge Timothy Clayson a ouvert une fenêtre pour que les Albanais du Kosovo se réconcilient avec leur passé récent. Regarder le passé ne peut pas se limiter à voir punis les crimes commis par les Serbes.

De la même façon qu'il faut que la société serbe prenne conscience des crimes commis par la police, l'armée, les unités paramilitaires et les civils armés de leur pays, il faut aussi que la société albanaise accepte de se confronter à sa propre histoire. Son passé est lui aussi marqué par des crimes commis contre des civils serbes et rroms, ainsi que par des meurtres et des disparitions d'Albanais accusés de collaboration avec les Serbes.

La réconciliation entre les nations ne peut commencer que lorsque chacun reconnaît sa propre responsabilité, reconnaissant ainsi la dignité humaine des victimes de meurtres politiques et ethniques. Voilà pourquoi la condamnation du groupe de Lap devrait être prise comme une aide pour que la société albanaise puisse se retourner sur son passé, et non comme un obstacle à la réconciliation ethnique.