Juin 2000

Mitrovica, la ville où les Serbes sont prisonniers

C'est une histoire dans laquelle tout le monde a raison et tout le monde a tort. Une histoire dont les héros sont à la fois victimes et bourreaux. Une histoire de roue qui tourne, de guerre et de vengeance. Une histoire de vainqueurs et de vaincus.

  

Début août : face aux militants albanais, les soldats français de la KFOR ont dû souvent défendre avec vigueur, l'accès du pont qui mène au côté serbe de Mitrovica.

  

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A Kosovska Mitrovica, une petite ville industrielle dévastée et poussiéreuse, au nord-est du Kosovo, le pont défoncé qui enjambe l'Ibar est un résumé de la tragédie d'une province convoitée par deux peuples. Symbole de l'impatience des uns -les Albanais peu soucieux de se laisser flouer de leur victoire- et de l'amertume des autres -les Serbes, terrifiés à l'idée de devoir comme tant d'autres depuis deux mois fuir cet endroit où ils ont toujours vécu-, le pont de Mitrovica, un bête pont de ferraille et de béton qui n'a même pas le bon goût d'avoir traversé les siècles, a été quelques semaines, le cauchemar des soldats français de la KFOR, la force de l'OTAN censée permettre à tous de cohabiter en paix.

Un mur de peur

Dans les cafés qui, à quelques centaines de mètres de distance, s'observent de part et d'autre de la rivière, les regards et les poings fermés en disent long sur le caractère illusoire d'une telle ambition. Personne, ici, ne se risquerait à de lyriques envolées sur un mythique et disparu Kosovo multi-ethnique. Plus que le pont, c'est bien un impalpable et infranchissable mur de peur qui se dresse entre les deux rives de l'Ibar.
D'un côté, on rêve d'un passé perdu. De l'autre on cherche à inventer un avenir. D'un côté, un calme figé, des rues désertées. De l'autre une industrieuse agitation qui ne parvient pas à faire oublier l'éprouvante odeur de poubelles: le ramassage des ordures n'a visiblement pas commencé à fonctionner.
D'un côté des magasins vides, de l'autre des étals colorés où s'amoncellent babioles, cigarettes et autres canettes.

Chômage et ennui

Reste pour beaucoup, le commun destin du chômage et de l'ennui. Car côté albanais aussi, au-delà de l'apparente gaieté diffusée par des radios-cassettes qui hurlent à tue-tête -une énervante habitude locale- on passe des heures attablé devant de tièdes coca-cola, en espérant que quelque chose va arriver.
Au nord les Serbes. Au sud les Albanais. Au milieu, les soldats français, accusés de protéger les premiers au détriment des droits des seconds. A la situation particulière de cette ville qui comportait avant la guerre des quartiers relativement distincts et homogènes, les Français ont répondu par une politique spécifique. Pas question de les laisser se taper dessus au nom des grands principes.
Compte tenu des risques d'affrontements, ils se sont refusé à libérer totalement le passage d'une zone à l'autre, établissant des contrôles plus ou moins souples au gré d'incidents qui sont allés jusqu'à des tirs de mortier.
Ce qui, de facto, revient à limiter les mouvements des Albanais dans la zone serbe -où cependant des milliers d'entre eux vivent encore. Car les Serbes qui ont été chassés des quartiers sud ou qui les ont quittés ne descendent en ville que pour faire des achats. Et encore, seulement les femmes.

"Nous voulons la paix"

Jovan, la quarantaine sombre, s'est planté à une extrémité du pont dans l'espoir qu'un véhicule étranger accepterait de l'emmener à l'hôpital militaire français voir son père, blessé par balle par des "inconnus" alors qu'il se trouvait dans les champs. Pendant la traversée de la ville, Jovan tremble.
"Si on avait laissé faire dès le début, ça se finissait à coups de fusils", explique posément le colonel Philippe Tanguy, chargé de la communication du contingent français. Avant d'évoquer le cas de cet Albanais qui, quelques jours à-peine après l'arrivée de la KFOR, emmena son âne brouter de l'autre côté du pont et à qui l'intervention des soldats évita sans doute un passage à tabac en règle.
Le pire, pourtant, ce sont peut-être les ricanements, les insultes. Les menaces. "Ils adorent se provoquer", dit Loïc, un grand Breton qui, alors que la nuit tombe, vient de prendre sa faction pour deux heures, avant d'aller dormir quatre heures.
Côté serbe, Loïc inspecte la placette qui fait face au pont, devant la Dolce Vita, un bar où se retrouvent -entre autres- les faiseurs d'embrouille. Ce soir, plusieurs dizaines de personnes, des hommes surtout, stagnent et discutent. "Mfff...", ce pourrait être le début d'une manifestation, soupire Loïc qui n'a pas la moindre envie de voir la situation dégénérer. "Il suffit qu'une voiture remplie d'Albanais passe et ça peut démarrer".
Un policier roumain estampillé ONU demande, amical, si quelqu'un a vu son collègue. On a du mal à croire qu'avec ses quelques camarades, il va pouvoir régler quoi que ce soit, mais il est sympathique. Après tout, la police de proximité, on fait aussi ça dans nos banlieues...
Quand on interroge les consommateurs attablés, le discours est identique: "Nous pouvons vivre avec les Albanais, mais pas avec les terroristes. Nous voulons la paix". La plupart, sans doute, le pensent. Ceux qu'on appelle les gens simples. Ceux qui en bavent quoi qu'il arrive. Ceux qui, dans les guerres, ne gagnent jamais.
Un grand type plutôt sympathique âgé d'une quarantaine d'années semble exercer un certain ascendant sur les adolescents. Il se présente comme un policier réserviste et propose une visite de son immeuble où, dit-il, quarante familles albanaises demeurent sous sa protection.

Des Albanais "amicaux"

De fait, les voisins -"ses" Albanais à lui- sont amicaux, ils offrent le café. Les enfants qui jouent en bas n'ont pas peur. Mais quand on demande au vieil Imir s'il rêve d'un Kosovo indépendant, il dit non et ses yeux disent oui.
Servetta n'a pas la chance d'Imir. Alors qu'elle revient des quartiers nord où se trouve son appartement, cette replète enseignante en mathématiques tremble et laisse couler ses larmes.
Elle désigne son mari, ingénieur. "Regardez dans quel état il est! Vous vous rendez compte qu'il a seulement cinquante ans". Chaque soir, Servetta et Bexhim prennent l'autobus pour aller à Pristina, à trente kilomètres de là. Toute la guerre, pourtant, ils étaient restés avec leurs quatre enfants dans leur appartement, au-dessus de la Dolce Vita, au cœur du quartier serbe. Et puis, il y a deux semaines, ces hommes masqués qui, à deux ou trois reprises, leur ont intimé de déguerpir. Et maintenant, en plein jour, alors qu'elle venait s'assurer que son appartement n'était pas squatté, ces insultes, trop horribles, dit-elle, pour être répétées.
"On était tellement contents de l'arrivée des Français", répète Bexhim. Mais ils laissent les Serbes nous attaquer sans réagir". Plusieurs familles albanaises, réinstallées dans leurs murs côté serbe, par la KFOR, n'ont pas tenu deux jours.

Un hôpital "mixte"

Côté albanais, on s'impatiente face à ce camp retranché serbe, d'autant plus qu'il est directement adossé au reste de la Serbie. "C'est normal qu'ils veuillent revenir à l'université ou à l'hôpital dont ils ont été chassés, admet Tanguy. Et puis, les infrastructures sont faites pour une ville".
A l'hôpital, -situé au nord-, la KFOR a imposé la mixité des équipes soignantes. "Pour un ou deux services, comme la gynécologie ou la rééducation fonctionnelle, ça fonctionne très bien", raconte Tanguy. "Dans les autres, ils parviennent globalement à travailler ensemble".
En réalité, beaucoup sont déçus de voir que les Serbes, expulsés presque totalement de Pristina ou de Prizren, demeurent à Mitrovica. "Après ce qu'ils nous ont fait": la phrase revient comme un leitmotiv. "Le Kosovo est à nous, ils n'ont qu'à partir tous en Serbie", affirme carrément Netty, plantureuse jeune femme.
Chirurgien et maire de la ville -pour les Albanais, précise-t-il- le docteur Bayram Rexhepi a été chassé de son travail il y a sept ans pour une journée de grève. "Nous pouvons difficilement être amis, mais nous pouvons essayer de manifester du respect et de la tolérance. Cela dit, je connais la mentalité serbe, ils sont tous influencés par les para-militaires et par le régime de Milosevic. Et la plupart sont impliqués dans des activités criminelle".
Aucun Serbe n'est innocent. C'est bien au nom de cette affirmation, à laquelle semblent adhérer certains représentants de ce que l'on nomme Communauté internationale, que l'on laisse se dérouler au Kosovo une épuration ethnique à rebours. Comme si les turpitudes des uns devaient effacer les crimes des autres.

"Hitler 99"

Du côté sud-albanais du pont, quelques hommes traînent dans un café glauque surnommé Hitler 99. "Hitler, c'est le surnom du patron, affirme le serveur hilare, parce qu'il lui ressemble". Sur la photo qu'il tend, ''Hitler'' s'entraîne avec ses copains de l'UCK. la ressemblance est saisisssante. Un peu moins quand il entre dans la pièce.
"J'ai travaillé douze ans en Allemagne, avance-t-il pour expliquer son étrange pseudonyme. Les Serbes qui n'ont pas tué peuvent rester. Nous devrions réussir à résoudre nos conflits pacifiquement".
Fehi, son serveur n'est pas très convaincu. "On verra quand l'OTAN partira. Je crois que la guerre n'est pas finie". Pour l'instant, les armes, au moins se sont tues. Ensemble mais séparés. Cette distante cohabitation est peut-être le maximum que Serbes et Albanais puissent réussir.

  

Elisabeth Levy

Copyright © Le Telegramme - Mise à jour 30/06/2001

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