
Début août : face aux
militants albanais, les soldats français de la KFOR ont dû souvent défendre avec
vigueur, l'accès du pont qui mène au côté serbe de Mitrovica.
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A Kosovska Mitrovica, une petite ville industrielle dévastée et
poussiéreuse, au nord-est du Kosovo, le pont défoncé qui enjambe l'Ibar est un résumé
de la tragédie d'une province convoitée par deux peuples. Symbole de l'impatience des
uns -les Albanais peu soucieux de se laisser flouer de leur victoire- et de l'amertume des
autres -les Serbes, terrifiés à l'idée de devoir comme tant d'autres depuis deux mois
fuir cet endroit où ils ont toujours vécu-, le pont de Mitrovica, un bête pont de
ferraille et de béton qui n'a même pas le bon goût d'avoir traversé les siècles, a
été quelques semaines, le cauchemar des soldats français de la KFOR, la force de l'OTAN
censée permettre à tous de cohabiter en paix.
Un mur de peur
Dans les cafés qui, à
quelques centaines de mètres de distance, s'observent de part et d'autre de la rivière,
les regards et les poings fermés en disent long sur le caractère illusoire d'une telle
ambition. Personne, ici, ne se risquerait à de lyriques envolées sur un mythique et
disparu Kosovo multi-ethnique. Plus que le pont, c'est bien un impalpable et
infranchissable mur de peur qui se dresse entre les deux rives de l'Ibar.
D'un côté, on rêve d'un passé perdu. De l'autre on cherche à inventer un avenir. D'un
côté, un calme figé, des rues désertées. De l'autre une industrieuse agitation qui ne
parvient pas à faire oublier l'éprouvante odeur de poubelles: le ramassage des ordures
n'a visiblement pas commencé à fonctionner.
D'un côté des magasins vides, de l'autre des étals colorés où s'amoncellent babioles,
cigarettes et autres canettes.
Chômage et ennui
Reste pour beaucoup, le
commun destin du chômage et de l'ennui. Car côté albanais aussi, au-delà de
l'apparente gaieté diffusée par des radios-cassettes qui hurlent à tue-tête -une
énervante habitude locale- on passe des heures attablé devant de tièdes coca-cola, en
espérant que quelque chose va arriver.
Au nord les Serbes. Au sud les Albanais. Au milieu, les soldats français, accusés de
protéger les premiers au détriment des droits des seconds. A la situation particulière
de cette ville qui comportait avant la guerre des quartiers relativement distincts et
homogènes, les Français ont répondu par une politique spécifique. Pas question de les
laisser se taper dessus au nom des grands principes.
Compte tenu des risques d'affrontements, ils se sont refusé à libérer totalement le
passage d'une zone à l'autre, établissant des contrôles plus ou moins souples au gré
d'incidents qui sont allés jusqu'à des tirs de mortier.
Ce qui, de facto, revient à limiter les mouvements des Albanais dans la zone serbe -où
cependant des milliers d'entre eux vivent encore. Car les Serbes qui ont été chassés
des quartiers sud ou qui les ont quittés ne descendent en ville que pour faire des
achats. Et encore, seulement les femmes.
"Nous voulons la paix"
Jovan, la quarantaine
sombre, s'est planté à une extrémité du pont dans l'espoir qu'un véhicule étranger
accepterait de l'emmener à l'hôpital militaire français voir son père, blessé par
balle par des "inconnus" alors qu'il se trouvait dans les champs. Pendant la
traversée de la ville, Jovan tremble.
"Si on avait laissé faire dès le début, ça se finissait à coups de fusils",
explique posément le colonel Philippe Tanguy, chargé de la communication du contingent
français. Avant d'évoquer le cas de cet Albanais qui, quelques jours à-peine après
l'arrivée de la KFOR, emmena son âne brouter de l'autre côté du pont et à qui
l'intervention des soldats évita sans doute un passage à tabac en règle.
Le pire, pourtant, ce sont peut-être les ricanements, les insultes. Les menaces.
"Ils adorent se provoquer", dit Loïc, un grand Breton qui, alors que la nuit
tombe, vient de prendre sa faction pour deux heures, avant d'aller dormir quatre heures.
Côté serbe, Loïc inspecte la placette qui fait face au pont, devant la Dolce Vita, un
bar où se retrouvent -entre autres- les faiseurs d'embrouille. Ce soir, plusieurs
dizaines de personnes, des hommes surtout, stagnent et discutent. "Mfff...", ce
pourrait être le début d'une manifestation, soupire Loïc qui n'a pas la moindre envie
de voir la situation dégénérer. "Il suffit qu'une voiture remplie d'Albanais passe
et ça peut démarrer".
Un policier roumain estampillé ONU demande, amical, si quelqu'un a vu son collègue. On a
du mal à croire qu'avec ses quelques camarades, il va pouvoir régler quoi que ce soit,
mais il est sympathique. Après tout, la police de proximité, on fait aussi ça dans nos
banlieues...
Quand on interroge les consommateurs attablés, le discours est identique: "Nous
pouvons vivre avec les Albanais, mais pas avec les terroristes. Nous voulons la
paix". La plupart, sans doute, le pensent. Ceux qu'on appelle les gens simples. Ceux
qui en bavent quoi qu'il arrive. Ceux qui, dans les guerres, ne gagnent jamais.
Un grand type plutôt sympathique âgé d'une quarantaine d'années semble exercer un
certain ascendant sur les adolescents. Il se présente comme un policier réserviste et
propose une visite de son immeuble où, dit-il, quarante familles albanaises demeurent
sous sa protection.
Des Albanais "amicaux"
De fait, les voisins
-"ses" Albanais à lui- sont amicaux, ils offrent le café. Les enfants qui
jouent en bas n'ont pas peur. Mais quand on demande au vieil Imir s'il rêve d'un Kosovo
indépendant, il dit non et ses yeux disent oui.
Servetta n'a pas la chance d'Imir. Alors qu'elle revient des quartiers nord où se trouve
son appartement, cette replète enseignante en mathématiques tremble et laisse couler ses
larmes.
Elle désigne son mari, ingénieur. "Regardez dans quel état il est! Vous vous
rendez compte qu'il a seulement cinquante ans". Chaque soir, Servetta et Bexhim
prennent l'autobus pour aller à Pristina, à trente kilomètres de là. Toute la guerre,
pourtant, ils étaient restés avec leurs quatre enfants dans leur appartement, au-dessus
de la Dolce Vita, au cur du quartier serbe. Et puis, il y a deux semaines, ces
hommes masqués qui, à deux ou trois reprises, leur ont intimé de déguerpir. Et
maintenant, en plein jour, alors qu'elle venait s'assurer que son appartement n'était pas
squatté, ces insultes, trop horribles, dit-elle, pour être répétées.
"On était tellement contents de l'arrivée des Français", répète Bexhim.
Mais ils laissent les Serbes nous attaquer sans réagir". Plusieurs familles
albanaises, réinstallées dans leurs murs côté serbe, par la KFOR, n'ont pas tenu deux
jours.
Un hôpital "mixte"
Côté albanais, on
s'impatiente face à ce camp retranché serbe, d'autant plus qu'il est directement adossé
au reste de la Serbie. "C'est normal qu'ils veuillent revenir à l'université ou à
l'hôpital dont ils ont été chassés, admet Tanguy. Et puis, les infrastructures sont
faites pour une ville".
A l'hôpital, -situé au nord-, la KFOR a imposé la mixité des équipes soignantes.
"Pour un ou deux services, comme la gynécologie ou la rééducation fonctionnelle,
ça fonctionne très bien", raconte Tanguy. "Dans les autres, ils parviennent
globalement à travailler ensemble".
En réalité, beaucoup sont déçus de voir que les Serbes, expulsés presque totalement
de Pristina ou de Prizren, demeurent à Mitrovica. "Après ce qu'ils nous ont
fait": la phrase revient comme un leitmotiv. "Le Kosovo est à nous, ils n'ont
qu'à partir tous en Serbie", affirme carrément Netty, plantureuse jeune femme.
Chirurgien et maire de la ville -pour les Albanais, précise-t-il- le docteur Bayram
Rexhepi a été chassé de son travail il y a sept ans pour une journée de grève.
"Nous pouvons difficilement être amis, mais nous pouvons essayer de manifester du
respect et de la tolérance. Cela dit, je connais la mentalité serbe, ils sont tous
influencés par les para-militaires et par le régime de Milosevic. Et la plupart sont
impliqués dans des activités criminelle".
Aucun Serbe n'est innocent. C'est bien au nom de cette affirmation, à laquelle semblent
adhérer certains représentants de ce que l'on nomme Communauté internationale, que l'on
laisse se dérouler au Kosovo une épuration ethnique à rebours. Comme si les turpitudes
des uns devaient effacer les crimes des autres.
"Hitler 99"
Du côté sud-albanais du
pont, quelques hommes traînent dans un café glauque surnommé Hitler 99. "Hitler,
c'est le surnom du patron, affirme le serveur hilare, parce qu'il lui ressemble". Sur
la photo qu'il tend, ''Hitler'' s'entraîne avec ses copains de l'UCK. la ressemblance est
saisisssante. Un peu moins quand il entre dans la pièce.
"J'ai travaillé douze ans en Allemagne, avance-t-il pour expliquer son étrange
pseudonyme. Les Serbes qui n'ont pas tué peuvent rester. Nous devrions réussir à
résoudre nos conflits pacifiquement".
Fehi, son serveur n'est pas très convaincu. "On verra quand l'OTAN partira. Je crois
que la guerre n'est pas finie". Pour l'instant, les armes, au moins se sont tues.
Ensemble mais séparés. Cette distante cohabitation est peut-être le maximum que Serbes
et Albanais puissent réussir.
Elisabeth Levy
Copyright © Le Telegramme - Mise à jour 30/06/2001
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