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Partout
au Kosovo, il est impossible d'échapper au gigantesque complexe minier et industriel de
Trepca. Dans les abords de Mitrovica, des usines abandonnées depuis dix ans dressent leur
paysage de friche, et à Zvecan, à Novo Brdo ou à Stari Trg, nombre de sites industriels
et miniers portent la marque du combinat qui a fait durant des décennies la gloire et la
richesse du Kosovo. Dans la bouche des Albanais, Trepca est un mot magique. Avec Trepca,
le Kosovo serait riche, et la partition de la région de Mitrovica, seule enclave serbe de
quelque importance de la province, ne s'expliquerait en fait que par la volonté de
conserver les principaux sites miniers. " Mitrovica est divisée à cause de Trepca,
et ce n'est pas un hasard si les soldats français se sont déployés dans la région, en
accord avec leurs alliés serbes, ils veulent conserver le contrôle des mines ",
explique Halil Kadriu, un ancien cadre du combinat, au chômage depuis 1989. La
revendication imprévue d'un homme d'affaires français, Jean-Pierre Rozan, qui a
prétendu cet été posséder 2,8 % du capital de Trepca, au nom de la Société
commerciale de métaux et de minéraux (SCMM), est encore venue renforcer cette obsession
d'un complot franco-serbe.
Les ressources minières du
Kosovo sont connues depuis l'Antiquité. Le combinat de Trepca regroupe une quarantaine de
sites miniers, et plusieurs usines de traitement des minéraux. Le développement de la
province fut largement tributaire du combinat. Les lignes de chemin de fer du Kosovo ont
été construites pour les besoins des mines. Nationalisé après 1945, il aurait dû
faire la richesse du Kosovo, mais, dès 1981, les autorités du Kosovo perdent le
contrôle de Trepca au profit de la république de Serbie. Cette exploitation de type
" colonial " suscite l'amertume des Albanais, qui répètent volontiers
l'expression devenue proverbiale : " Trepca travaille, Belgrade se construit ",
mais le Kosovo est-il vraiment une " mine d'or " ? Alors que les Albanais
expliquaient volontiers que Belgrade ne tenait au Kosovo qu'en raison de Trepca, et que le
Kosovo fournissait l'essentiel du courant électrique de la Serbie, la situation depuis le
mois de juin est bien différente. Loin d'exporter du courant, le Kosovo en importait de
Serbie, et la province ne connaît de graves problèmes de fourniture d'électricité que
depuis la rupture des relations avec la Serbie. Quant à Trepca, cela fait dix ans que
plus personne ne descend dans les mines...
Trepca a été le cour de
la résistance albanaise à la suppression de l'autonomie du Kosovo en 1988-1989. En
novembre 1988, le syndicat des mineurs organisait une marche de protestation de Pristina
à Belgrade et, en février 1989, les mineurs entamaient une grève de la faim au fond des
puits de Stari Trg. Conséquence : tous les travailleurs albanais ont été licenciés, et
depuis seule une activité symbolique est maintenue sur les sites de Trepca.
Les anciens travailleurs
albanais multiplient les actions de protestation pour pouvoir reprendre le travail, mais
il faudrait pour cela qu'ils puissent accéder aux sites, qui se trouvent en secteur
serbe. Du côté serbe, le directeur du conglomérat, Novak Bjelic, également maire de la
petite commune de Zvecan, affirme pour sa part vouloir faire lui aussi redémarrer
l'activité. L'enjeu politique dépasse l'enjeu économique : un accès des travailleurs
albanais aux sites de la partie nord de Mitrovica remettrait en cause la partition de la
région.
La volonté unanimement
proclamée de voir Trepca reprendre ses activités se heurte aussi à un problème de
droit : à qui appartient Trepca ? Si le conglomérat est resté propriété étatique de
la république de Serbie, c'est désormais la Mission des Nations Unies au Kosovo [ MINUK ] qui en est le gestionnaire, puisque
l'UNMIK est censée succéder à l'Etat serbe, mais ce caractère étatique n'est pas
certain. Le conglomérat de Trepca a été l'une des 75 grandes entreprises de Serbie
privatisées en novembre 1997. D'après des données fournies par Belgrade, les principaux
actionnaires de Trepca seraient les banques Jugobanka et Beobanka, ainsi que la compagnie
d'assurances Dunav. La MINUK prétend pour sa part que le capital serait ainsi réparti :
67 % pour le Fonds de développement de la Serbie, un organisme étatique, 2,5 % pour
Jugobanka, 2,5 % pour Beobanka et 2 % pour la Compagnie d'électricité de Serbie, elle
aussi organisme étatique. Les 27 % restants relèveraient du " capital social "
issu du système autogestionnaire. La MINUK se base sur ces données pour affirmer que
l'essentiel de Trepca reste copropriété étatique de la Serbie, et relève donc
désormais de son autorité. Les récentes revendications étrangères viennent pourtant
encore compliquer le jeu. Le Français Jean-Pierre Rozan explique que Jugobanka lui aurait
cédé ses actifs au Kosovo, en raison de traites impayées. Il prétend à ce titre
posséder 2,8 % du capital de Trepca, ainsi que l'immeuble de Jugobanka dans lequel sont
installés les bureaux de la MINUK à Mitrovica. · ce titre, Jean-Pierre Rozan réclame
d'ailleurs que la MINUK lui verse un loyer pour l'utilisation des bâtiments ! Cet homme
d'affaires jusqu'alors parfaitement inconnu dans la région pourrait n'être qu'un pion
avancé par Slobodan Milosevic pour tenter de faire diversion. La compagnie grecque
Mytilineos Holdings SA pourrait être un prétendant plus sérieux. En décembre 1996,
Mytilineos s'était porté acquéreur, en partenariat avec Telecom Italia, des
Télécommunications de Serbie, dont personne ne peut aujourd'hui douter du caractère
privé. Mytilineos représente un problème plus sérieux que la SCMM de Jean-Pierre
Rozan, car il s'agit d'une société bien connue sur la scène internationale et qui
bénéficie du soutien ouvert du gouvernement grec.
Les dirigeants albanais, et
notamment la République de Kosova d'Ibrahim Rugova, ont toujours considéré comme nulles
et non avenues les cessions du capital de Trepca à des intérêts privés, et la MINUK
semble s'aligner sur cette position. Pour que Trepca travaille de nouveau, il faudrait
néanmoins que la situation politique des enclaves serbes soit clarifiée et, que sous
contrôle de la MINUK, des cadres locaux commencent à vérifier les sites qui,
effectivement, pourraient reprendre leurs activités.
Roger Chambaud
Copyright © Humanité 26/02/2000 |